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    Les raisons de la couleur

    Nous vivons dans un monde coloré. La nature qui nous environne n’est pas que blanche ou grise. Et pourtant quand il s’agit de créer de nouvelles collections de vêtements, de voitures ou d’objets, ou d’imaginer de nouveaux lieux de vie, elle a tendance à disparaître. Depuis le Covid, ce minimalisme hérité des années 2000 vole en éclats colorés. Marques et designers redécouvrent le pouvoir de la couleur. L’évolution des techniques d’impression qui leur permettent désormais de déployer leur palette sur tous types de supports donne libre cours à leur imagination.

    Juin 2023. Opération « No Grey » chez Fiat. Le Pdg de la marque, Olivier François, confirme que le constructeur turinois abandonne définitivement le gris pour ne proposer que de la couleur. Désormais ses voitures seront orange « Sicilia », rouge « Passione », bleu « Italia » ou encore vert « Foresta ». Des teintes vives qui rappellent « les couleurs de l’Italie », voilà le credo.
    Juillet 2023. Le film Barbie sort sur les écrans. L’AFP envoie une dépêche qui annonce qu’« une vague marketing rose submerge la planète ». Une centaine de licences a été accordée par Mattel pour accompagner le lancement. Gap, Microsoft (Barbie XBox), Forever 21, Ulta Beauty, Hot Wheels (marque Mattel), Chevrolet font partie des nombreux élus. « Cela fait trente ans que je couvre ce secteur, je n’ai jamais vu un tel phénomène. Barbie est partout », s’exclame auprès de l’AFP Paul Dergarabedian, analyste média de la société spécialisée Comscore. « Barbie est du sur-mesure pour le marketing. C’est parfait car c’est déjà un jouet, un produit, et elle représente un mode de vie et même une couleur », ajoute-t-il. La couleur, c’est le rose dans toutes ses nuances avec une prédilection pour la référence Pantone 219 C, agrémentée de couleurs tendance fluo. « Les quantités de la peinture rose dominante sur les décors du film étaient telles qu’il y a eu pénurie mondiale », a raconté une responsable de la production pour renforcer le buzz.
    La couleur est un puissant langage visuel. C’est la première information perçue par le cerveau. Elle capte le regard, suscite l’attention, génère des émotions. Dans une société marquée par une perte chronique de sa capacité d’attention – on parle d’une poignée de secondes à peine pour choisir un produit dans son rayon de supermarché, de 8 secondes pour un consommateur numérique et de quelques minutes pour un lecteur – on mesure toute son importance, à l’instar d’autres stimuli émotionnels bien connus des responsables marketing.
    « Créer une connexion émotionnelle avec les consommateurs est le secret d’une stratégie marketing efficace », indiquait Sandrine Castagne, business developer chez Canon Europe, lors d’une conférence sur la couleur donnée sur le salon C!Print en 2022. Elle appuyait son propos par une analyse publiée dans le magazine Harvard Business Review, qui indiquait par ailleurs que pour 85 % des consommateurs la couleur était un capteur clef.

    DES INDICATEURS AU VERT

    Il aura pourtant fallu attendre la pandémie de Covid et son lot de stress et d’angoisse, pour voir la couleur revenir sur le devant de la scène, après des décennies de tonalités neutres. Du gris, du blanc, du noir : la Sainte Trinité de ces dernières années vole en éclats colorés pour le plus grand bien des consommateurs et des citoyens. Les spécialistes de la couleur et des tendances, Pantone et WSGN (Worth Global Style Network) en tête, le confirment : les couleurs vives sont de retour. Exit le minimalisme des années 2000. Il y a un an tout juste, le salon Maison & Objet, référence mondiale de l’art de vivre, proposait ainsi une installation baptisée Color Power imaginée par la chasseuse de tendances Isabelle Leriche. « La couleur s’affirme comme un antidote puissant face au ressac incessant des crises mais aussi face à une tendance à l’uniformisation des codes esthétiques internationaux », expliquait-elle alors.
    Les designers couleurs se frottent les mains. Pour eux, c’est évidemment une bonne nouvelle car ce rôle essentiel de la couleur, ils en parlent depuis des années, au travers de livres, de conférences et d’interventions dans les écoles de design et d’architecture où il faut encore redoubler d’efforts pour convaincre les étudiants de sortir de la culture du bâtiment blanc et les pousser à utiliser autre chose que le gris comme langage universel. « No Grey ! », milite Fiat.

    Jean-Gabriel Causse a été le premier designer à aborder la couleur non seulement d’un point de vue esthétique, mais également en tenant compte de l’influence qu’elle pouvait avoir sur nos perceptions et comportements. Aujourd’hui, ce membre du Comité Français de la Couleur conçoit des couleurs et conseille des marques dans tous les univers. Véritable best-seller, son livre L’étonnant pouvoir de la couleur a été traduit en quinze langues et vient de ressortir en format beau livre chez Flammarion. Actualisé depuis sa première édition, il nous invite à découvrir, à travers les résultats d’études scientifiques, à quel point les couleurs ont une influence sur nous. Et ce, dans tous les domaines, psychologie, décoration intérieure, mode, etc.

    « Le pire du pire, ce sont les murs blancs » aime à rappeler l’auteur. On travaillerait mieux dans une ambiance chromatique marquée. « Une étude publiée dans le magazine Science démontre que l’on est plus concentré dans une ambiance chromatique rouge et que l’on fait plus appel à son intuition dans une ambiance chromatique bleue » poursuit Jean-Gabriel Causse.

    En langage courant, on dit que les couleurs froides apaisent. « Les scientifiques ont démontré que le système nerveux parasympathique est stimulé par les couleurs aux longueurs d’onde courtes (bleu, violet). Celles-ci stimulent le corps pour réduire la pression artérielle, le pouls et le rythme respiratoire. Ces actions sont essentielles à la relaxation », indique l’auteur. Et de citer une étude menée sur des enfants de 5 à 9 ans se rendant chez le dentiste qui démontre que toutes les couleurs froides étaient préférables au noir pour réduire l’anxiété.

    Une analyse qui rappelle un projet dont nous avions parlé dans ses colonnes en 2017. Cette année-là, le CHRU de Brest avait décidé de transformer sa salle IRM en sous-marin. Une belle opération de décoration intérieure, dont les vertus n’étaient pas seulement esthétiques, mais également curatives. Conçu en partenariat avec des hypnothérapeutes, le projet déclinait des graphismes et des couleurs qui captaient l’attention des enfants et les rassuraient. Le thème de la mer avait été choisi pour la proximité de l’hôpital avec l’océan, mais aussi parce qu’il permettait d’utiliser massivement la couleur bleu dont les vertus hypnotiques sont avérées.

    Pour Élodie Gobin, fondatrice et directrice du Studio Elodie Bingo, qui accompagne les collectivités et les entreprises dans la mise en œuvre de solutions couleur clé en main, ce type de projet va dans le bon sens. Designer couleur convaincue, elle met aujourd’hui son expertise au service des lieux d’intérêt général et des espaces collectifs. Ancienne designer leader couleur de Decathlon, elle milite au quotidien pour que la couleur fasse partie des prémices de la réflexion des projets architecturaux. « La couleur est un outil d’appropriation d’un projet architectural et permet d’accompagner le changement. En tant que puissant levier de signalétique intuitive, elle peut améliorer la sécurité. C’est aussi un mode d’intervention léger pour réhabiliter un espace », explique-t-elle. Pionnière dans son domaine, elle a mené deux projets précurseurs pour la ville de Mexico.

    Le premier consistait à répondre la question suivante : « Comment faire cohabiter des usagers de la route peu éduqués et intégrer des voies cyclables à un maillage urbain chaotique ? »  Elle a prototypé pour cela la piste cyclable idéale pour une ville autoroutière (voir photo de Une). « Les enjeux dans le travail de la couleur étaient multiples. Il fallait déterminer, à la demande du gouvernement, la meilleure couleur pour les tronçons de circulation, rendre lisible les points de rencontre entre les usagers en créant des contrastes suffisants et des motifs percutants, et orienter les cyclistes aux intersections pour qu’ils les franchissent avec le plus de sécurité possible », se souvient-elle.

    « La couleur est un outil d’appropriation d’un projet qui permet d’accompagner le changement »

    Elodie Gobin, Studio Elodie Bingo

    Le second projet visait à se réapproprier un espace urbain laisser à l’abandon. « Dans le cadre du programme Parque de Bolsillo, « parc de poches », mené par la ville de Mexico, j’ai conçu un marquage, par le prisme de la couleur, du début à la fin du process. Mon objectif : faire de cet espace un lieu qui favorise la mobilité et l’apprentissage des enfants et qui affirme l’identité d’un quartier. Nous avons travaillé avec une pédagogue à l’élaboration d’un programme de 5 activités renforçant les apprentissages de base des enfants. L’identité colorée et graphique s’est appuyée sur l’héritage du quartier qui accueillait, en 68, les JO de Mexico ».

    UNE PALETTE DE SOLUTIONS

    Au sein des agences de design global, ce rôle de la couleur ne fait pas débat. Les limites à son utilisation seraient plutôt d’ordre technique. Décliner la même tonalité sur des dizaines de supports, y compris numériques, n’a pas toujours été chose facile. La perception d’une couleur par l’œil n’étant pas objective, elle peut être source de litiges. Les techniques ont heureusement évolué permettant aux créatifs de laisser davantage libre cours à leur imagination. Concernant la portabilité de la couleur, il existe aujourd’hui des outils de mesure, certes perfectibles, mais qui permettent d’avoir une mesure de référence et le cas échéant, une marge de tolérance. Dans le secteur de l’impression, les nouvelles solutions d’impression numérique offrent désormais la possibilité d’imprimer une multitude de supports avec des profils colorimétriques éprouvés. La diversité des encres avec de nouvelles nuances pastel ou fluo et la démocratisation de l’impression en blanc a ouvert la porte à davantage de créativité.

    Jérôme Marcesche est le coloriste de l’agence Dragon Rouge depuis plus de 30 ans. Il a à son actif des centaines de développement couleur. Travailler sur leur cohérence est son quotidien. « Mon métier consiste à travailler la couleur de façon à ce qu’elle soit cohérente sur tous les supports envisagés par nos équipes de création. Il faut parfois accompagner le client pour lui expliquer que le vert vif qu’il voit sur son écran n’est pas réalisable dans la vraie vie… », confie-t-il.

    « Nous pouvons effectivement passer plusieurs semaines pour développer une couleur avec un client, car c’est clé. La couleur joue un rôle décisif dans les décisions d’achat. Définir une couleur pour un client ne consiste pas à faire une couleur que l’on aime et qui est tendance, mais à prendre en compte aussi l’environnement dans lequel elle va s’épanouir. Dans le cadre d’un packaging, la catégorie de produits conditionne fortement nos choix. Il en va de la visibilité de la marque et de son indentification par les consommateurs », poursuit Marie Schockweiller, directrice de création chez Dragon Rouge. « Procter&Gamble dans les années 1950 avait fait le test en mettant des paillettes colorées dans leurs lessives. Du jaune, du bleu et du rouge. Les résultats ont été sans appel. Pour la même lessive, celle qui avait des paillettes jaunes était jugée peu efficace, celles avec les paillettes rouges, agressive, et celles avec les paillettes bleues remportaient tous les suffrages. Ces résultats se vérifieraient selon moi aujourd’hui. La dimension cognitive de la couleur est un élément essentiel de nos métiers », complète la spécialiste.

    DES ÉMOTIONS SUR TOUS LES TONS

    « La couleur n’est pas un simple élément esthétique, confirme Élodie Gobin. Comme le design de manière générale, elle n’est là pour « faire joli ». Si la couleur était juste esthétique, on cesserait de s’embêter avec autant de complexité. On sait aujourd’hui que 90 % de nos actions sont dictées par la couleur. C’est un peu notre pilote automatique. Posez-vous la question ! Pourquoi les bouteilles de lait en plastique ont-elles des boutons verts ? Et pourquoi le produit vaisselle “bon pour la peau” est transparent ? Et le bleu super efficace ? ».

    Le 8 septembre a été inauguré à Pau Le Grand Monde, la nouvelle halle gourmande de Pau : 1000m², 4 kiosques, 3 cuisines, 1 bar, une scène, des gradins, un écran géant, une terrasse. Le design a été réalisé par l’agence Babel. La couleur y tient le rôle principal.

    « Travailler sur la couleur était essentiel pour ce projet car elle devait porter le nouvel imaginaire des lieux. Dans son brief, le client nous demandait de casser les codes de la cafétéria Flunch qui occupait les lieux auparavant et de transformer l’espace pour en faire une halle qui soit à la fois festive et enchantée. Construire une nouvelle identité colorée et graphique était le passage obligé. La palette de couleurs une fois définie, nous nous sommes penchés sur le sujet complexe de leur transcription sur les différents matériaux utilisés – bois, métal, plastique, tissu-. Nous avons fait beaucoup de prototypes et l’impression numérique a permis de répondre à beaucoup de nos attentes. Mais il a fallu aussi synchroniser les teintes de nos impressions avec de la peinture, ce qui a nécessité un développement particulier », témoigne Christian de Bergh, le directeur du design de l’agence.

    « Un vrai défi, essentiel et stratégique, qui nécessite d’avoir des partenaires qualifiés mais aussi des graphistes en interne qui possèdent de solides connaissances techniques pour composer avec la réalité du terrain ».
    « Chez Babel, nous pensons qu’il est important de tenir un design un peu spectaculaire car notre travail consiste à créer des lieux de vie qui tiennent compte des usages et des usagers, et la couleur a un immense rôle à jouer dans cette équation. Le design actif que l’on voit émerger dans de nombreuses villes participe de cette approche », poursuit Christian de Bergh.

    Dans un an, Kiabi Village ouvrira ses portes à Lezennes (59) : un nouveau lieu de vie de 30 000m2, ouvert aux familles, et qui sera aussi le lieu de travail du millier de collaborateurs de KIABI et d’Etixia, dont le leitmotiv est de redonner de la couleur au commerce. Un parvis animé, une crèche, un food court, un magasin Kiabi de dernière génération, un espace tertiaire vont ainsi sortir de terre. « Un tiers-lieu joyeux où la couleur aura toute sa place », annonce Christian Bergh qui pilote le design du projet.


    Photo Une : ©Victor-Benitez/SARI-CICLOVIA

    Cécile Jarry est journaliste, rédactrice en chef d'IC Le Mag, le magazine des industries graphiques et créatives édité par Infopro Digital Trade Shows.