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    « Le design est libre, écrivez votre propre histoire du design », par Geoffrey Dorne

    Dans notre environnement naturel, la diversité constitue le fondement même de la résilience (Holling, C. S. « Resilience and Stability of Ecological Systems. » Annual Review of Ecology and Systematics 4, 1973). C’est justement pour cela qu’un écosystème ne prospère pas par l’uniformisation de ses composantes, mais par la multiplicité de ses expressions, la richesse de ses interactions et la complexité de ses adaptations. Pour moi, cette observation fondamentale du vivant doit nous interpeller, nous, praticiens du design, à l’heure où notre profession subit une standardisation croissante corrélée à son propre déclin.

    Je constate, à travers mon expérience de designer, que le parcours créatif s’apparente à une forme de pharmakon, pour reprendre le concept développé par le philosophe Bernard Stiegler (Stiegler, Bernard. « Pharmacologie du Front National. » Flammarion, 2013). Il est à la fois remède et poison : remède lorsqu’il permet l’émergence de singularités créatives, poison lorsqu’il succombe à l’uniformisation méthodologique héritée de son passé industriel.

    L’avènement des intelligences artificielles génératives ne fait qu’exacerber cette tendance à l’homogénéisation. Ces outils, aussi puissants et intéressants soient-ils, tendent, cependant, dans leurs usages, à moyenner les expressions créatives, à standardiser les approches esthétiques, produisant ce que j’appellerais une « entropie du design » (Simondon, Gilbert. « Du mode d’existence des objets techniques. » Aubier, 1958). Nous assistons alors à l’émergence d’un style global, déterritorialisé, où les particularités culturelles et individuelles s’estompent au profit d’une efficacité algorithmique.

    Le design, particulièrement dans ses manifestations graphiques tant imprimées que numériques, traverse en France une crise existentielle profonde. Cette crise n’est pas simplement conjoncturelle, elle révèle les limites d’un modèle hérité de la révolution industrielle, où la standardisation était synonyme de progrès. Or, comme l’analysait déjà Stiegler, nous sommes entrés dans l’ère du pharmakon numérique, où chaque innovation technique porte en elle le potentiel de sa propre destruction (Stiegler, Bernard. « La Société automatique. » Fayard, 2015). À mes yeux, le design n’en est pas épargné.

    Dans un monde confronté au réchauffement climatique, où les modèles prédisent une augmentation de température de 4 degrés (GIEC, « Rapport spécial sur un réchauffement global de 1,5°C », 2018), où les inégalités s’accentuent de manière exponentielle (Piketty, Thomas. « Le Capital au XXIe siècle. » Seuil, 2013), la formation au design ne peut plus se contenter de reproduire les schémas du passé, encore enseignés dans les écoles d’aujourd’hui.

    Je plaide ainsi pour une déconstruction radicale du système actuel de formation. Les écoles de design, qu’elles soient publiques ou privées, perpétuent un modèle qui produit chaque année en France près de 2000 designers (DGCIS, « Étude sur l’économie du design », 2022), dans un marché déjà saturé de demandes. Cette surproduction systémique engendre une précarisation massive de la profession et par conséquent un déclin de la qualité de ces métiers du design.

    La décentralisation et diversification du design que j’appelle de mes vœux ne doivent pas être comprises comme une simple diversité. Il s’agit d’une décentralisation épistémologique, ontologique même. Les designers doivent ainsi émerger des territoires qu’ils habitent, qu’ils comprennent, qu’ils vivent. Je pense aux créateurs qui œuvrent dans nos forêts, nos villages, aux seniors qui ont à cœur le partage et l’expérience, à ceux qui, éloignés des réseaux dominants, développent des pratiques authentiques, enracinées, multiples et singulières.

    L’anthropocène dans laquelle nous sommes entrés (Bonneuil, Christophe et Jean-Baptiste Fressoz. « L’Événement Anthropocène. » Seuil, 2013) exige une refondation complète de notre rapport au design. Non plus comme un outil de production massive, mais comme un processus de création singulier, attentif aux écosystèmes locaux et aux besoins réels des communautés locales. Une forme de non-design empruntant sa culture à l’artisanat.

    La liberté du design que je défends ici n’est pas celle du marché, mais celle de la singularité créative. Elle s’inspire de ce que Félix Guattari nommait l’écosophie (Guattari, Félix. « Les Trois Écologies. » Galilée, 1989), une articulation éthico-politique entre l’environnement, les rapports sociaux et la subjectivité humaine, celle qui perçoit et donne du sens au design.

    Je vous invite alors à réfléchir : dans un monde où les contraintes environnementales deviennent de plus en plus pressantes, où la standardisation menace depuis longtemps la diversité créative, quel parcours singulier de designer souhaitez-vous tracer ? Comment votre pratique peut-elle contribuer à enrichir l’écosystème du design plutôt que de le standardiser davantage ? Et quel rapport au monde souhaitez-vous bâtir par et avec le design ?

    C’est dans la multiplication des approches, dans la diversité des méthodes et des visions, que réside la possibilité d’un design véritablement au service du vivant, capable de répondre aux défis complexes de notre temps. Comme l’écrivait Stiegler, « la technique est la poursuite de la vie par d’autres moyens que la vie » (Stiegler, Bernard. « La Technique et le temps. » Galilée, 1994).

    Alors, face à cette vie qui nous échappe, à nous de faire en sorte que le design rejoigne les moyens de cette poursuite, la poursuite de la vie.


    geoffreydorne.com

    GeoffreyDorne@pm.me