Mercedes Erra (Présidente & Co-fondatrice – BETC)
INTERVIEW
MERCEDES ERRA
Présidente et co-fondatrice de l’agence de publicité BETC et présidente exécutive du groupe Havas Worldwide
Alors que les géants du web (Google, Facebook, Twitter, Instagram) transforment en profondeur le marché de la publicité, MERCEDES ERRA, présidente de BETC, première agence française, défend un modèle où le print conserve toute sa place et où les « datas » permettent aux marques de s’adresser aux consommateurs au moment idoine.
IC LE MAG : BETC est revenue des Cannes Lions (Festival international de la créativité, grand messe du secteur publicitaire, ndlr) avec 29 prix, dont 19 pour la seule campagne sur Instagram « Like my Addiction »*. Comment analysez-vous ce succès ?
Mercedes Erra : Cette campagne Instagram répond parfaitement aux critères de l’époque. Les deux médecins qui ont réussi à créer ce portail dédié aux addictions n’avaient pas de moyens pour le mettre en avant, nous avons décidé de les aider et, sans moyens, le digital et les « social media » se sont imposés. Il fallait donc s’adresser aux jeunes en leur faisant comprendre un point très important : on ne se rend pas compte que l’on devient « addict » à un produit et l’entourage non plus. Cette « story » sur Instagram est une parfaite démonstration de ce phénomène* et un bon exemple de l’influence toujours plus forte des géants du web dans la publicité.
Pourtant, internet ne remplacera pas les autres médias. Même le secrétaire d’Etat chargé du Numérique, Mounir Mahjoubi, me disait qu’il fallait défendre le print et la télévision. Tous les médias vont trouver leur raison d’être.
Comment vivez-vous cette montée en puissance des géants du web ? Sont-ils vos partenaires ou vos concurrents ?
Les deux ! Ce sont des concurrents qui sont en position de conflit d’intérêts, car ils vendent aux annonceurs de la publicité et leur font des préconisations. Ils sont juges et parties. Mais ce sont également des partenaires, car ils ont imposé de nouveaux formats. Les gens continuent à lire des journaux et des livres, à écouter de la musique, à regarder des films et des séries. Désormais, ils le font aussi sur des supports différents. Le monde n’a pas tant changé que cela, si l’on regarde les grands besoins humains : être informé, se divertir, etc. Je travaille sans cesse avec un expert médias à mes côtés, car choisir le bon média en fonction des moyens et des objectifs du client devient plus complexe. Le fond restera toujours premier, mais aujourd’hui, nous avons des formes plus diverses qui autorisent davantage de choses.
« Il faut utiliser les datas pour comprendre le consommateur, afin de s’adresser à lui au bon moment »
Malgré tout, les dépenses publicitaires sur supports digitaux dépassent désormais celles de la presse. Demain, existera-t-il encore de la place pour le print ?
Le print possède une qualité de contact exceptionnelle. Lorsque quelqu’un achète un magazine, un journal, c’est encore un geste fort, un vrai choix de sa part. Il se crée une proximité affective avec le lecteur : le média papier personnalise car il s’adresse à une communauté de cœur. Quand vous communiquez avec le lecteur, il est déjà réceptif. Le print est donc un lieu d’influence extrêmement important, mais c’est un véritable combat que d’expliquer cela.
Chez BETC, l’expertise « print » est très présente : nous avons de grands directeurs artistiques, nous recrutons à Penninghen (Ecole supérieure d’arts graphiques à Paris, ndlr) où cette culture est vivace et croise celle du web… Et nous faisons encore beaucoup de « print content », toutes sortes de contenus éditoriaux pour les marques. Cela fait vingt ans que nous nous occupons des « city guides » Louis Vuitton, tout en développant aussi l’application, ce qui n’est en rien contradictoire.
Comme le digital, le print doit-il s’emparer des « datas » ?
Cela fait une quinzaine d’années que nous avons créé BETC Digital (agence pure player du groupe BETC, ndlr). J’ai l’impression que nous avons une certaine avance et que nous sommes assez puissants en gestion de datas. Mais l’enjeu clé est toujours de trouver les données qui font levier sur les ventes, car une marque, c’est avant tout une question d’offre : ce n’est pas parce qu’on connaît tout d’une personne que l’on va vendre. Le surciblage coûte très cher et on ne construit pas une marque en surciblant ses clients. Rendre public (l’origine du mot « publicité ») c’est-à-dire largement visible, reste un enjeu majeur pour construire un socle de marque solide. Ce n’est pas parce qu’une affiche grand format dispose d’une puce lui permettant de s’adresser à moi en particulier que je vais acheter. L’affichage grand format fonctionne d’abord parce que c’est du grand format, dans la rue, qui touche tout le monde ! Le plus dur dans ce cadre, cela reste d’avoir des idées.
Comment utiliser ces données à bon escient ?
Il faut utiliser les datas pour comprendre le consommateur, afin de s’adresser à lui au bon moment de son parcours. Il faut donc savoir comment et quand interrompre les gens, comment délivrer une information non désirée sans irriter celui qui la reçoit. On ne peut pas suivre le consommateur partout : il fixe ses propres limites et ensuite, il faut pouvoir lui rendre service. Il faut s’équiper en gestion de données, car c’est une arme de compréhension et de connaissance de nos cibles, qui permet aussi de rendre de vrais services au consommateur. Mais en parallèle, la problématique de consentement du consommateur va monter.
Propos recueillis par Florent Zucca
*Like my Addiction : Campagne digitale imaginée par BETC pour le compte du Fonds Actions Addictions, pour le lancement du portail internet Addict’Aide. Via un profil Instagram créé pour l’occasion, les followers ont suivi, pendant un mois et demi, une jeune Parisienne (fictive) baptisée Louise Delage dont chacune des photos mettait en scène, de façon plus ou moins discrète, la présence d’alcool. Malgré les très nombreux clichés publiés par le personnage, peu de followers ont noté son alcoolisme, jusqu’au film de révélation en fin de campagne, mettant bout à bout toutes les photos du profil en un hyperlapse équivoque.
BIO
Catalane de naissance, Mercedes Erra débute sa carrière en tant que professeur de Français, avant de bifurquer vers la publicité après un cursus de management à HEC Paris. Entrée dans l’agence Saatchi & Saatchi comme stagiaire, elle en devient, huit ans plus tard, directrice générale. En 1995, elle s’associe à Rémi Babinet et Eric Tong Cuong pour fonder l’agence BETC, au sein du groupe Havas. Air France, Evian, Danone, Coca-Cola, Orange… les plus grandes marques passent par l’agence avec, à la clé, de nombreux succès et quelques publicités mémorables. En un peu plus de vingt ans, BETC, aujourd’hui installée dans les anciens Magasins Généraux à Pantin, s’impose comme la première agence française (plus de 900 salariés). La plus récompensée aussi. Mercedes Erra est aujourd’hui présidente exécutive d’Havas Worldwide.