Chamboulé par le passage de l’argentique au numérique, uberisé par l’émergence de cinq milliards de photographes armés de leurs smartphones, le marché de la photographie professionnelle retrouve aujourd’hui une forme de stabilité et même une vigueur qui se traduit par un foisonnement inédit d’évènements (rencontres, festivals) autour du 8e art. Un nouveau panorama que l’on doit notamment aux progrès de l’impression numérique jet d’encre et au succès du grand format, terrain d’expression désormais privilégié d’un art qui se démocratise en sortant des galeries, à la rencontre du grand public.
Attirer des gens dans un petit village du fin fond du Morbihan pour y découvrir des expositions photographiques grand format, en extérieur : une gageure ? Nombreux sont ceux à l’avoir pensé lorsque Jacques Rocher, président de la Fondation Yves Rocher et directeur du développement durable du groupe de cosmétiques, a décidé de créer un festival photo dans le village familial de La Gacilly, en 2004. Dix-sept ans plus tard, plus de 300 000 personnes font chaque année le déplacement dans cette petite commune de 4000 habitants située à mi-chemin entre Vannes et Rennes, pour y découvrir le meilleur de la création photo contemporaine !
Au cours des quatre mois que dure le festival de La Gacilly (de juillet à octobre), les amateurs de photo s’immergent et déambulent au cœur d’une trentaine de galeries à ciel ouvert, qui présentent des œuvres en grand format – les toiles avoisinant parfois 70 m2 – habillant les rues, les jardins et les venelles du village breton. L’espace public devient ainsi un espace scénique, partagé et accessible à tous, gratuitement, le festival attirant un public, fidèle, de connaisseurs, comme de néophytes. « À ses débuts, le festival de La Gacilly a été snobé et même dénigré par le milieu. Il est aujourd’hui copié de partout, car c’est concept éminemment démocratique », précise Denise Zanet, directrice du laboratoire photo Initial Labo, partenaire de l’évènement depuis 2015.
« À ses débuts, le festival de La Gacilly a été snobé par le milieu. Il est aujourd’hui copié de partout, car c’est concept éminemment démocratique », Denise Zanet, directrice d’Initial Labo
DES TECHNOLOGIES À LA HAUTEUR…
Cet incroyable succès est donc celui d’un parti pris – rendre accessible l’art photographique au plus grand nombre – mais aussi celui d’une technologie qui rend possible l’expression photo en grand format : l’impression numérique jet d’encre. « Lorsque les photographes se sont rendus compte que l’impression numérique grand format avait atteint un niveau de qualité suffisant, ils ont envisagé de faire des expositions en extérieur. On peut désormais sortir les photos hors des murs des galeries, habiller les villes avec des œuvres photographiques, car la technique est aujourd’hui au rendez-vous », explique Denise Zanet.
« La variété des techniques d’impression jet d’encre (UV, piézo, latex, éco-solvants) et la diversité des supports en grand format apportent de nouveaux champs d’interprétation. L’approche, en matière d’exposition, est beaucoup plus vaste aujourd’hui : on fait beaucoup d’extérieur, on peut faire du multi-supports… Sans compter la réduction de temps de production et la baisse des coûts qu’offrent l’impression numérique, confirme Philippe Gassmann, Pdg des laboratoires Picto. Pour en arriver là, il a fallu que les technologies progressent, pour se montrer à la hauteur des exigences de la photo. Si les premiers imageurs et imprimantes jet d’encre sont arrivés en 1995, c’est avec les machines Epson pigmentaires que le marché a décollé, au début des années 2000 ».
… DES PHOTOGRAPHES QUI S’EN EMPARENT
Petit à petit, les photographes ont appris à s’emparer des tirages jet d’encre grand format. C’est notamment le cas du célèbre photographe et photojournaliste Yan Morvan qui, depuis 2020, a produit trois expositions en impression numérique grand format avec Initial Labo. Hexagone (co-réalisée avec Eric Bouvet), qui aurait dû avoir lieu aux Rencontres photographiques d’Arles 2020, annulées à cause du Covid-19, et finalement installée – grâce à Gare & Connexions – sur le parvis de la Gare de Lyon à Paris et en gare d’Avignon TGV. Ceux de Corbeil, des portraits d’habitants de Corbeil-Essonnes, imprimés sur des plaques de Dibond de deux mètres de haut, avec pelliculage anti-graffiti – « en photo on dit “finition extra-brillante” », plaisante Denise Zanet. Et Larzac 1978, condensé de la célèbre lutte du Larzac, présenté sur les quais Sully Chaliès à Millau.
« Pour cette dernière, nous étions sur un format 80 cm : le rendu était parfait, alors que mes clichés datent de 1978 ! J’étais surpris de la qualité des tirages, par rapport à l’ancien monde, et les visiteurs aussi étaient surpris. On pouvait compter les poils du nez dans les portraits, s’amuse Yan Morvan. En impression numérique, je travaille donc sur Dibond avec un vernis qui donne une image glacée, avec de la profondeur. Et c’est un procédé bon marché, de l’ordre de 3000 euros pour 25 tirages à Millau, par exemple. Pour moi, l’impression numérique grand format est une révélation. C’est une nouveauté, et je sais désormais que j’ai ça dans ma besace ».
Lui aussi loue les vertus du l’impression jet d’encre grand format en matière de démocratisation de son art. « C’est un vrai plus pour la photo. On entre dans un cadre évènementiel : les gens veulent bien se déplacer pour voir du grand format. C’est ludique et on amène un public plus amateur à la photo, qui est un moyen pédagogique formidable, surtout à une époque où les gens ne lisent plus. Comme le prêt-à-porter pour la mode, c’est du prêt-à-voir de qualité, analyse le photographe. À Corbeil-Essonnes, les habitants se sont redécouverts plus grands que nature à travers mes portraits de deux mètres de haut. C’est un outil convivial, qui sort de la photo encadrée et un procédé complémentaire du platine-palladium. La bonne solution, c’est les deux, argentique et numérique : il faut simplement des prestations de qualité ».
« La variété des techniques d’impression jet d’encre et la diversité des supports en grand format apportent de nouveaux champs d’interprétation. L’approche, en matière d’exposition, est beaucoup plus vaste aujourd’hui », Philippe Gassmann, Pdg de Picto
UN MARCHÉ QUI S’ADAPTE
Ces prestations de qualité, ils sont peu nombreux aujourd’hui à pouvoir les fournir. Mais les laboratoires qui ont su s’adapter, conservant ainsi leur légitimité sur le marché, continuent d’accompagner les photographes dans leur travail. « Peu de photographes sont autonomes en matière de tirage jet d’encre, notamment en raison de la diversité des techniques et de la multiplicité des supports. C’est notre savoir-faire, explique Philippe Gassmann. Comme avec l’argentique, la relation entre le photographe et le laboratoire est primordiale. Le marché se régule, mais une chose ne change pas : les photographes ont besoin de conseil et nous sommes à leur service ». « Nous apportons une réponse aux photographes pour toutes expositions, qu’elle soit intérieure ou extérieure. Notre parc machines est extrêmement performant, mais notre rôle est de traduire le langage artistique et le langage industriel, confirme Denise Zanet. Nous avons ainsi une personne exclusivement dédiée à ce marché, qui a le discours photographique et qui reçoit les artistes pour faire tous les tests nécessaires avec eux ».
Face à la disparition de la pellicule argentique 24×36, marquant la fin de l’âge d’or des grands laboratoires dont la rentabilité était basée sur le développement, les acteurs ont dû se réinventer, fermer certains laboratoires de proximité, réorganiser la production. « L’arrivée d’imprimantes numériques jet d’encre à moins de 15 000 euros a démocratisé l’accès à ce marché, notamment pour des acteurs qui n’étaient pas de grands laboratoires photo. On a connu des problèmes de rentabilité, puis on s’est organisé de manière à ce que les photographes puissent continuer à avoir accès à nos imprimantes et on s’en est sorti, décrypte Philippe Gassmann. Chez Picto, nous avons accompagné nos tireurs de talent pour qu’ils évoluent, de l’agrandisseur vers le jet d’encre. Nous ne les avons pas laissé partir. C’est très important, car on ne mesure que trop peu la complicité qui unie un photographe et son tireur. Certains photographes n’hésitent pas à dire que plus de la moitié de la valeur ajoutée d’un travail photographique est l’œuvre du tireur ».
Et aujourd’hui des techniques anciennes reviennent à la mode, même s’il s’agit de niches. Picto a ainsi lancé, fin 2019, l’Atelier Filippo, qui propose des tirages au platine-palladium. « Mais ce regain d’intérêt pourrait être menacé par une disparition possible du papier argentique, dont il n’existe plus que trois fabricants », explique le Pdg de Picto. Depuis 2005, l’usage de l’argentique, pour les expositions photo, baisse de 5 % par an. Aujourd’hui le marché utilise à 70 % du jet d’encre, contre 30 % pour l’argentique. Cette menace qui, malheureusement, pèse sur le papier argentique, est en creux la preuve de la vitalité de l’impression numérique jet d’encre, tirée également par des fournisseurs de matériel à l’écoute. « Il y a cinq ans, les ingénieurs d’Epson sont venus nous voir et nous ont demandé ce qui ne marchait pas assez bien à nos yeux. Un an après, la marque sortait le modèle SureColor SC-P20000, qui répond encore aujourd’hui à 95 % de nos besoins », révèle Philippe Gassmann.
LA POSE, VALEUR AJOUTÉE EN GRAND FORMAT
Au-delà des tirages, les laboratoires ont également assis leur nouvelle légitimité grâce à leurs savoir-faire en matière de pose et d’installation, un enjeu stratégique en grand format. En 2018, au festival de La Gacilly, Stéphane Couturier expose son œuvre Climat de France, résultat d’un travail de quatre ans portant sur la cité Climat de France à Alger, un ensemble d’habitation monumental en pierre de taille de 233 mètres de long par 38 mètres de large, abritant 5000 appartements, construit en 1957 par l’architecte Fernand Pouillon et qui héberge aujourd’hui 60 000 habitants. Pour illustrer ce phalanstère démesuré, Stéphane Couturier ne fait qu’un seul tirage, pour cercler le lieu-dit du Garage, à La Gacilly, dans une sorte d’immense traveling latéral. « Mais la pose initiale ne prenait pas en compte les spécificités du lieu et notamment les angles de cette cour intérieure. Nous avons repris les choses en main, afin de recomposer le fichier d’impression en fonction de l’endroit, puis nous avons été installer l’œuvre avec nos équipes », rappelle Denise Zanet. Résultat : un rendu parfait.
« Les gens veulent bien se déplacer pour voir du grand format. C’est ludique et on amène un public plus amateur à la photo, qui est un moyen pédagogique formidable, surtout à une époque où les gens ne lisent plus. Comme le prêt-à-porter pour la mode, c’est du prêt-à-voir de qualité », Yan Morvan, photographe
« Au festival Planches Contact de Deauville, où nous réalisons la quasi-totalité des tirages grand format et leur installation, nous avons conçu et fabriqué, pour l’Établissement des Bains de Mer, un mobilier urbain capable d’intégrer des tirages et donc de recevoir une exposition. On a l’impression qu’ils ont toujours été là, car on ne se contente pas des cotes d’architectes, on se rend sur place et on fait tout sur-mesure », poursuit la directrice d’Initial Labo. Et cette année encore, le laboratoire de Boulogne est à la réalisation des deux expositions très grand format sur la plage de Deauville : un hommage au maître de la photographie américaine Joel Meyerowitz et le travail photographique produit en résidence par les artistes de la fondation photo4food (qui finance des repas pour les plus démunis grâce, entre autres, à la vente de photographies d’art réalisées par de jeunes artistes, ndlr).
DES FESTIVALS CONVERTIS AU GRAND FORMAT
Et si un festival comme La Gacilly s’est fait une raison d’être du grand format, d’autres, parmi les évènements les plus « nobles » de la profession, s’y mettent sur le tard. C’est notamment le cas des Rencontres de la photographie d’Arles qui, pour la toute première fois de leur histoire, ont installé cette année deux expositions extérieures dans le cadre de leur programme officiel : l’une du photographe français Stéphan Gladieu et l’autre du duo Chow et Lin (Stephen Chow et Huiyi Lin, ndlr). Deux expositions tirées et posées par Initial Labo, qui avait déjà beaucoup produit pour le off d’Arles par le passé.
Et quand des rendez-vous comme les Rencontres de la photographie d’Arles ou Visa pour l’Image (Perpignan) font appel à l’impression numérique grand format, la légitimation est grande. « Aujourd’hui, la photo devient un outil de partage et de communication culturelle. Avec le grand format, la photo est au cœur de l’espace, le public autour. Certains festivals amateurs se créent, puis vont voir les collectivités pour se proposer. Nous, laboratoires, jouons un rôle dynamique dans cet écosystème, car les collectivités ont besoin de notre expertise », complète Philippe Gassmann.
Aujourd’hui indissociable de l’évènementiel, de la muséographie et, bien sûr, des expositions extérieures, le grand format photographique est en revanche beaucoup moins associé aux galeries. « C’est très rare, confirme Denise Zanet. On propose le tirage au format pour des acheteurs qui souhaiteraient spécifiquement de grandes dimensions, mais c’est un marché encore très peu mature ». Néanmoins, le grand format permet aujourd’hui à la photo de se retrouver, après la chute des grands laboratoires argentiques, après l’avènement du numérique, sans parler des cinq milliards de photographes nés avec l’arrivée des smartphones. « Avec le grand format, la photo a, d’une certaine manière, fait la paix avec le numérique. Même l’amateur a désormais assimilé qu’il n’est pas véritablement un photographe. Un photographe professionnel magnifie une pensée photographique, qu’il va répercuter dans tout son travail. En grand format, ce travail est à son tour magnifié. D’un autre côté, le grand format permet aux collectivités d’assimiler la photographie et d’offrir cet art aux citoyens. Il y a une forte émulation dans le milieu photo actuellement. Tout le monde est en train de (re)trouver sa place », analyse le directrice d’Initial Labo.
« Avec le grand format, la photo a, d’une certaine manière, fait la paix avec le numérique. Tout le monde est en train de (re)trouver sa place », Denise Zanet, directrice d’Initial Labo
DES LABORATOIRES QUI RETROUVENT LEUR INFLUENCE
Partenaire de nombreux festivals et évènements photographiques, des plus grands (Rencontres photographiques d’Arles, Visa pour l’image à Perpignan), aux plus modestes (Rencontres photographiques des Amis du Musée Albert-Kahn à Boulogne-Billancourt), en passant par les concepts les plus récents (Photo Days à Paris, lancé en 2020), Initial Labo produit également beaucoup de contenus liés à la photo. Blog, Instagram, newsletters personnalisées (envoyées à 10.000 adresses) et même, depuis l’été dernier, un podcast maison (baptisé Mandarine) réalisé par un tout jeune journaliste passionné de photo : au-delà de son écrin de Boulogne-Billancourt (laboratoire, espace d’exposition, librairie, photothèque, boutique), Initial Labo contribue donc à nourrir la communauté du 8e art. « Il est très important pour nous de faire savoir aux photographes que nous sommes à leur service. Tous ces outils et partenariats que nous mettons en place sont faits pour le bien-être des photographes chez nous, précise Denise Zanet. On est encore en recherche d’équilibre, mais je sais ce que l’on dit d’Initial Labo dans le milieu et ça me rend très heureuse ».
Même chose chez Picto. Le laboratoire, partenaire des plus grands évènements de la planète photo, accompagne également le marché à travers de multiples initiatives : résidences (Picto Lab), rencontres (Picto & Guests), bourse pour les photographes résidents en France (en partenariat avec à l’Union des Photographes Professionnels), prix (de la photographie de mode), newsletters, librairie (La Comète), sans compter la Picto Foundation qui soutient de nombreuses actions (prix Picto de la Mode, Carte blanche Étudiants, Bourse du Talent, Prix Niepce Gens d’Images, Estée Lauder Pink Ribbon Photo Award…) : le laboratoire fondé en 1950 par Pierre Gassmann est aujourd’hui, plus que jamais, incontournable dans le milieu de la photo.
L’ENJEU DE L’ÉCO-RESPONSABILITÉ
Fort de leur influence retrouvée, les laboratoires s’attaquent désormais à l’enjeu incontournable du marché : l’éco-responsabilité. Mais au sein d’un milieu artistique aux exigences de qualité élevées, la tâche ne s’annonce pas des plus faciles. « Bâches recyclées et recyclables, supports sans PVC : on préconise ces matières-là, mais il faut une volonté du photographe, car le rendu n’est pas le même que sur un Dibond, qui reste le support le plus qualitatif pour un tirage grand format destiné à l’extérieur », explique Denise Zanet. « Aller vers des supports recyclés est aujourd’hui un objectif fort, même si nous devons encore faire face à de petites contraintes techniques, comme le fait que les papiers recyclés soient de supports un peu moins blanc », complète Philippe Gassmann. Les acteurs de l’impression photo devront néanmoins travailler de concert sur ce sujet, afin que le grand format puisse continuer à prendre la lumière, au service d’un art photographique toujours plus dans l’air du temps.