Illustration : Kiblind étend sa zone d’influence
Après 19 ans d’existence et 83 numéros, Kiblind, le magazine gratuit de l’illustration contemporaine, a organisé un festival, en octobre dernier, à Lyon. Au menu des réjouissances : la présence de plus de 80 illustrateurs français et internationaux, une exposition live, un bazar d’objets illustrés, des ateliers, ou encore des conférences. Un évènement accessible, optimiste et transgénérationnel, ayant attiré 9 000 personnes sur trois jours, démontrant toute la vitalité de l’illustration.
Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Après quasiment 20 ans d’activisme au service de l’illustration contemporaine, le magazine gratuit Kiblind s’est enfin décliné en festival. Baptisé IF, pour « Illustration Festival », mais à comprendre également comme un « si » à l’anglaise, pour signifier le champ des possibles offert par l’illustration, cet évènement s’est tenu les 7 et 8 octobre derniers, à Lyon, dans l’enceinte des Subs, un espace hybride accueillant des artistes et le grand public, et à l’ENSBA (École Nationale des Beaux-Arts).
« L’idée de faire un festival mûrit dans nos têtes depuis un moment, reconnaît Jean Tourette, co-fondateur de Kiblind. Après le lancement du magazine en 2004, la création de notre agence de communication quatre ans plus tard, et l’ouverture de notre atelier de posters en 2017, nous nous inscrivons dans une suite logique de transmission et de partage autour de l’illustration. » Toute l’équipe de Kiblind s’est mobilisée afin de créer un évènement à l’image du titre de presse. « On a monté le festival comme un magazine grandeur nature, avec des animations appréhendées comme des rubriques », précise le dirigeant.
COUR DE RÉCRÉATION
Un chat peignant avec sa queue, œuvre délicieusement régressive de l’Ecossaise Angel Kirkwood, affichée en XXL dès l’entrée du festival, donne le ton : en ce weekend automnal, les Subs ressemblent à une véritable cour de récréation. Tous les espaces sont occupés par l’évènement : des expositions live et un bazar d’objets illustrés sont installés à ciel ouvert, des ateliers et conférences se tiennent dans les salles de cours, des séances de tatouage se déroulent dans les hangars.
Pendant les deux jours de ce festival entièrement gratuit, Kiblind balaie tout ce qui fait l’illustration, entre les différentes disciplines, les supports d’application et les thématiques abordées par les artistes. Plus de 80 illustrateurs français et internationaux étaient conviés durant l’évènement, pour donner vie à un mode d’expression en pleine ébullition. « Nous souhaitions montrer toute la vitalité de l’illustration, explique Jean Tourette. Elle possède un caractère ludique et protéiforme, d’une application sur des posters à la broderie en passant par l’animation. L’idée était de présenter une variété de styles, d’autant plus qu’il s’agit d’un art et d’un moyen de communication. Tout le monde consomme de l’illustration aujourd’hui. Elle est présente dans la rue, au travail, à la maison. »
Quand on quitte les lieux à 17h, une foule compacte se presse encore à l’entrée, attendant avec impatience de profiter de l’évènement. Des familles avec de jeunes enfants, des vingtenaires et des personnes âgées se côtoient dans la bonne humeur. Au final, le succès du festival a dépassé toutes les attentes. « On tablait sur 5 000 personnes, mais 9 000 entrées ont été comptabilisées », se réjouit Jean Tourette.
MÉDIA EN EXPANSION
L’organisation du festival a engendré une réflexion sur le média Kiblind dans son ensemble, entre papier, digital et évènementiel. Afin de pérenniser IF, qui se tiendra désormais tous les ans – la prochaine édition est prévue les 27, 28 et 29 septembre 2024 -, le magazine papier passe sur un rythme semestriel, avec un numéro publié en hiver et un autre en été. Le format du titre va évoluer et la ligne éditoriale sera revue. Le premier opus de la nouvelle mouture du magazine est annoncé pour février prochain.
Une version anglaise sera aussi proposée, afin de toucher les grandes capitales européennes et l’Amérique du Nord, notamment Montréal, car Kiblind vient d’y ouvrir un bureau. Cette expansion internationale se combinera également d’un élargissement de la diffusion des posters dans ces mêmes territoires. « Notre objectif est que Kiblind s’équilibre entre une présence magazine et un événement. Et autour de ce dispositif, le digital prendra toute sa place via des podcasts et des contenus exclusifs. Kiblind va devenir un média plus profond », explique Jean Tourette.
Melek Zertal : « J’attends une réinterprétation de mes couleurs par les imprimeurs »
Basée entre la Californie et Paris, l’illustratrice Melek Zertal, 29 ans, faisait partie des invitées d’honneur du festival IF. Ses créations aux allures de méditations, vues notamment dans le New York Times, ainsi que ses cinq ouvrages publiés depuis 2018, y ont certainement contribué.
Comment décririez-vous votre style à quelqu’un qui ne vous connait pas ?
Je parlerai d’illustration contemplative. La temporalité s’inscrit au cœur de mon travail, avec des situations évoluant lentement et des couleurs pastel. La thématique des relations entre les femmes revient souvent dans mes illustrations. J’essaie de retranscrire des atmosphères et des sentiments pouvant être parfois confus ou nébuleux. J’ai eu deux chocs artistiques en étant adolescente, qui m’ont fait comprendre qu’on pouvait raconter des histoires de manière différente. Le premier, c’est Ghost World de Daniel Clowes, une BD dans laquelle il ne se passe rien, ou presque. Il décrit uniquement la déambulation de deux jeunes filles. Et la deuxième révélation fut de découvrir le cinéma de Tarkovski, et son éloge de la lenteur. Pour ma part, en installant petit à petit des personnages et en répétant des images, j’essaie de forcer un certain rythme.
Quel est votre process de travail ?
J’utilise des crayons et des marqueurs à alcool, de manière séparée. Cette dissociation entre trait et ligne est importante en vue de l’impression, en particulier en risographie. Tout est dessiné à la main, même si je réalise des petites retouches sur Photoshop. Je ne me vois pas inclure de l’intelligence artificielle dans mon travail, même si je perçois l’intérêt de la technologie. Cela pourrait d’ailleurs m’être utile dans mon process de création, car avant de dessiner, je réalise plusieurs photomontages, afin de trouver le bon angle et le style adéquat. L’IA pourrait m’aider à obtenir une vision plus précise lors de l’étape préparatoire du dessin.
Vous avez collaboré avec le New York Times. Est-ce qu’on travaille différemment pour une illustration de presse que pour un livre ?
Le travail en presse est différent, dans le sens où il demande beaucoup de réactivité. Dans le cadre de ma collaboration avec le New York Times, je dois envoyer des croquis le jour même de leur demande, car il s’agit d’un quotidien. J’aime la spontanéité induite par ce type de commande. C’est une activité complémentaire à l’édition d’un livre, où je prends mon temps et où je reviens sur mes dessins. En presse, j’envoie mon premier jet, et suite à cela, la direction artistique du titre m’oriente vers d’éventuelles modifications du dessin. L’illustration constitue une activité solitaire, donc je profite pleinement de ces moments de collaboration.
Considérez-vous l’impression de vos illustrations comme un aboutissement ?
J’ai été formée dans une école d’art à Strasbourg, la HEAR, où l’impression représente l’un des pôles les plus importants. Des cours de lithographie, de gravure et de sérigraphie sont prodigués. J’ai également appris à relier un livre. Avant de créer une illustration, il me semble essentiel d’avoir une vision d’ensemble de l’impression du dessin : quel est le format de l’objet ? Quelle technique est envisagée ? Quelle est la spécialité de l’imprimeur ? Une fois ces paramètres déterminés, je laisse libre champ aux professionnels sur la base de mon fichier. Certains artistes attendent une reproduction exacte de leur dessin, mais ce n’est pas mon cas. Au contraire, j’attends une réinterprétation de mes couleurs par les imprimeurs.
Source des visuels : Kiblind, Melek Zertal.