Il est des termes qui semblent déclinables à l’infini. C’est le cas du mot « design », qui au sens large détermine autant un processus intellectuel créatif que son résultat. À travers l’acception « design actif », il révèle depuis quelques années une nouvelle facette. Objectif déclaré : pousser à l’activité physique et/ou favoriser un comportement adapté dans l’espace urbain. À la croisée de l’aménagement, de la scénographie, de la communication visuelle et même du street art, le design actif participe ainsi à créer la ville de demain. En France, sous l’impulsion des Jeux Olympiques de Paris 2024, l’intérêt pour le design actif s’est accru considérablement. En parallèle, il commence aussi à intéresser les marques et entreprises qui s’inspirent de ses principes pour repenser leurs bureaux et sièges sociaux.
Encore émergent en France, le design actif a été popularisé en Amérique du Nord dès les années 1980, pour être mis au service de la lutte contre la sédentarité. Selon la définition du Center of Active Design de New York, c’est une approche multidimensionnelle de l’aménagement du territoire, dont l’objectif est de développer un environnement favorable à des habitudes de vie saines. C’est pourquoi le design actif s’exprime avant tout dans l’espace et les bâtiments publics, à travers des installations accessibles et ouvertes à tous, conçues pour pousser à l’activité physique, sinon sportive.
Mais alors, qu’est-ce qui distingue un terrain de sport ou une aire de jeux classiques d’un espace pensé à travers le prisme du design actif ? La différence saute aux yeux pourrait-on dire. Il suffit de taper « design actif » sur un moteur de recherche pour trouver une multitude de réalisations où dominent des fresques colorées à l’indéniable photogénie. Pour autant, il ne suffit pas de repeindre un city stade façon arc-en-ciel pour se réclamer du design actif. Indissociable d’une réflexion sur les usages, il structure un espace donné en conjuguant des formes et des mediums très variés : mobilier urbain modulable, marquage au sol, couleurs…
Un lien naturel avec la signalétique
Par nature, la signalétique a une vocation d’orientation, d’information, voire de pédagogie, ce qui en fait un outil naturel pour le design actif. De l’information à l’incitation il n’y a parfois qu’un pas, comme l’a montré la crise sanitaire quand il a fallu instaurer des règles de distanciation et des sens de circulation dans l’espace. Ces circonstances exceptionnelles ont en effet mis en lumière le rôle de la signalétique dans l’apport de solutions simples, rapides et souples. Pour l’experte en signalétique Laurence Guichard, fondatrice et Pdg de l’agence de signalétique Locomotion, ces solutions n’étaient pas nouvelles, à l’image « des formes de pieds au sol pour délimiter les zones ‘sans chaussures’ dans les vestiaires de piscines », mais le contexte de COVID-19 a fait entrer la signalétique de façon plus nette dans la représentation de comportements. « Tout dépend du type de pratique que l’on souhaite promouvoir dans un lieu donné : on ne concevra pas la même signalétique selon que l’on invite les gens à déambuler ou qu’on veut les orienter au bon endroit de la façon la plus directe possible », souligne Laurence Guichard, qui cite en exemple le projet qu’elle a réalisé au Jardin des Plantes de Paris pour le Muséum d’histoire naturelle : « La signalétique indique pour chaque site le temps de marche d’un point à un autre, afin de favoriser la circulation et la découverte ; le public est ainsi plus enclin à se déplacer dans les zones du jardin qu’il ne connait pas encore ».
« Ces montées d’escaliers sinistres et muettes dans
les entreprises, c’est une page blanche pour les
professionnels de la signalétique ! Sous l’influence du
design actif, cela va même au-delà de notre métier,
cela participe à la communication interne. »
Laurence Guichard, Pdg de LOCOMOTION
De façon encore plus franche, le design actif va jusqu’à « lancer des défis ». On a tous en tête ces escaliers dans les gares, les métros ou les centres commerciaux, qui interpellent avec leurs trames colorées assorties de messages d’encouragement inscrits sur les contre-marches : « Encore un petit effort… », « Vous y êtes presque ! ». Ces procédés relèvent du nudge marketing, qui est un des outils du design actif. Cet anglicisme, qui se traduit littéralement par « coup de coude », est une incitation discrète modifier ses comportements. L’individu est orienté plus ou moins consciemment vers un choix souhaité. Les mouches dessinées au fond des urinoirs de l’aéroport d’Amsterdam, poussant ces messieurs à mieux viser, donc à moins salir les toilettes, est un exemple célèbre en matière de nudge marketing : efficacité prouvée avec 80 % de dépenses de nettoyage en moins !
Le pouvoir de la couleur
Rien de tel que la couleur pour servir de repère, faire passer un message, et in fine induire de nouveaux usages dans un espace donné. C’est « un puissant levier de signalétique intuitive » selon la designer couleur Élodie Gobin, fondatrice et directrice du Studio Elodie Bingo : « Il est démontré que les couleurs commandent environ 80 % de nos actions et de nos décisions de manière inconsciente, c’est un peu le pilote automatique du fonctionnement du corps humain ». Exemples évidents : le rouge associé aux urgences à l’hôpital ou encore les teintes de certains logos qui rendent une marque identifiable au premier coup d’œil. Via la peinture, l’impression ou encore l’adhésif, la couleur joue par conséquent un rôle clé dans le design actif : « Quand on crée un contraste de couleurs dans l’espace urbain, cela va bien au-delà de la seule esthétique, cela attire l’attention d’une manière instinctive, renforçant de fait l’attractivité du lieu ».
Il y a 10 ans déjà, Élodie Gobin réalisait un projet pionnier pour la ville de Mexico : « L’objectif était de repeindre le sol d’un square laissé à l’abandon afin de le rendre plus attractif mais aussi de favoriser, par des motifs conçus avec des pédagogues, la mobilité des enfants dans un pays marqué par un fort taux d’obésité. » Pousser à l’activité physique est un objectif plus que louable, encore faut-il trouver la limite entre incitation et injonction. « Si on devait écrire noir sur blanc ‘ici on fait du sport’, ce serait le signe que le projet est raté ! La couleur et le graphisme doivent se suffire à eux-mêmes pour donner cette envie. »
Les JO, accélérateurs de design actif
En France, le contexte des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 offre une formidable caisse de résonnance au design actif. Depuis 2022, l’ANCT (Agence Nationale de la Cohésion des Territoires) s’engage pour le développer dans le cadre de son programme Action cœur de ville. En partenariat avec le comité d’organisation des Jeux et la Cité du design de Saint-Etienne, elle a notamment édité un « Guide pratique du design actif » à destination des collectivités territoriales. L’idée est de profiter de cette actualité pour transformer l’espace public, dans les centres-villes, les quartiers et même certaines zones rurales, en véritables aires de jeux à ciel ouvert.
Une mise en lumière dont se réjouit Nicolas Lovera, qui a repris en 2006 la société Playgones, spécialisée dans la création d’espaces sportifs, qui compte aujourd’hui parmi les leaders du design actif en France : « Nous sommes convaincus de longue date que les pratiques sportives vont se développer en dehors des stades et des gymnases. Le terrain de jeu du futur, c’est la ville elle-même ! ». Bien décidée à sortir des sentiers battus, Playgones a d’abord innové dans l’aménagement sportif traditionnel, avant d’élargir son champ d’action à la transformation d’espaces existants en lieux de pratique sportive ou ludique. Non content de rendre un lieu plus attirant, le design actif est une façon très concrète de promouvoir l’inclusion : « Cela permet de répondre à des enjeux de société très actuels comme la place des jeunes femmes dans l’espace public. Si on veut qu’elles investissent les espaces sportifs au même titre que les garçons, il faut résoudre tout ce qui peut entraver la pratique en termes de sécurité, de commodités, d’accès… Et ne pas concevoir des lieux qui soient d’emblée trop ‘genrés’ ».
« Le design actif sert à enlever le petit caillou que
vous avez dans la chaussure qui vous empêche de
vous mettre en mouvement ! Autrement dit, à rendre
l’activité sportive plus facile et spontanée. À l’arrivée
cela permet aussi de renforcer la fierté
d’appartenance à son quartier ou à sa ville. »
Nicolas Lovera, P-dg de Playgones
Comment intégrer un projet dans son contexte urbain et comment amener le public à se l’approprier spontanément ? Ce double questionnement – sur les usages et les usagers – est à la base de tout projet de design actif. Cela implique par exemple de toujours se mettre à « hauteur » du public visé, notamment les enfants, et penser le design et les dimensions en termes d’accessibilité et d’inclusion pour que l’activité proposée soit réalisable.
En cette année d’olympiades parisiennes, le design actif connaît donc un bel essor en France… Au risque de se perdre ? En tant qu’experte de la couleur, Elodie Gobin regrette une certaine uniformisation : « On assiste à une prolifération de marquage au sol, mais, JO oblige, on voit du bleu et du rouge partout ! Or il y a des contextes et des territoires dans lesquels ça ne marche pas. En termes de colorimétrie, il y a une différence entre Marseille, Roubaix et Bordeaux… ». Une crainte que partage Nicolas Lovera de Playgones : « Un gros équipementier français a mis le design actif dans son catalogue : sauf que le design actif est tout sauf un produit de catalogue ! Chez Playgones, nos aménagements, c’est toujours du sur-mesure, car une ville, par son histoire, sa population et son atmosphère, ne sera jamais comme celle d’à côté. »
Il va y avoir du sport… mais pas que !
Malgré une profusion d’exemples, il serait simpliste de réduire le design actif à un outil de santé publique et de promotion du sport. Plus globalement, il sert à identifier un lieu, à renforcer son attractivité et faire évoluer le regard des passants, avant même d’influer sur les comportements. À Lille, la requalification de place Jacques Fébvrier, entièrement repeinte en bleu, est un cas d’école. C’est l’entreprise Peint À La Main (PALM), spécialisée dans la réalisation de fresques artistiques et décoratives qui a orchestré la mise en peinture pour l’agence de paysagisme et d’urbanisme Mutabilis. À l’origine de ce projet : la volonté de la ville de changer l’image de cette place, où régnait insécurité et trafics en tout genre. « L’idée était de créer un choc dans l’imaginaire des gens » résume Camille Le Tallec, cheffe de projet artistique pour PALM. Le bleu a été choisi en référence à la faïencerie, activité historique dans les Hauts-de-France : un bleu de Delft par ailleurs présent sur les tuiles vernissées de certaines demeures du quartier. Camille Le Tallec fait facilement le lien entre son métier et les principes du design actif : « Nos fresques ont toujours un but, elles ne sont jamais simplement décoratives. Elles accompagnent par exemple l’essor des mobilités douces : bailleurs, constructeurs et collectivités font appel à nous pour mettre en valeur des locaux à vélo ou mieux identifier les différents couloirs de circulation ». Bien que voirie et sécurité routière soient très encadrées dans les grandes métropoles, plus de créativité semble permise dans les villes moyennes à l’image de Blois qui a confié à PALM la réalisation de fresques aux abords de carrefours et passages piétons : « le but n’est pas de déconcentrer, mais plutôt d’attirer le regard au bon endroit, là où il faut être attentif ». De fait, il est avéré qu’une forme colorée au sol pousse les automobilistes à ralentir… Dans ce contexte, le design actif pourrait bien apporter des solutions là où la seule signalisation routière montre ses limites. Autre exemple à Rouen en 2022, où la ville a confié à l’artiste et scénographe Nicolas Soulabail, alias inkOj, la réalisation de fresques à chaque carrefour de la rue Jeanne-d’Arc, principale artère du centre-ville, désormais limitée à 20km/heure. La patte de l’artiste c’est ici la volonté de raconter une histoire articulée autour des 4 éléments (l’eau, le feu, l’air, la terre) et de symboles forts du patrimoine rouennais.
La rue Jeanne d’Arc de Rouen par inkOj
L’artiste évoque ses sources d’inspiration : « La ‘rosace’ bleue rend hommage à la Tour Saint André. Au centre, son plan, et autour ces ouvertures gothiques à arc brisé. Pour l’encadrer, des gouttes d’eau éclaboussées depuis la Seine, toute proche.
Plus haut, un énorme soleil met à l’honneur le fameux Gros Horloge et son cadran astronomique du XIVe siècle, emblématiques de Rouen.
Au pied du Palais de Justice, deux gigantesques formes identiques, bleu ciel, encadrent cet édifice extraordinaire. Ils font référence aux caissons du plafond Renaissance de la Cour d’Assise. Enfin, le haut de la rue expose une composition en l’honneur des colombages qui sont une véritable signature architecturale moyenâgeuse rouennaise. »
Création inkOj – Nicolas Soulabail // Réalisation : Kangourou Groupe Hélios //Commanditaire : Métropole Rouen Normandie // Crédit photo : inkOj – Nicolas Soulabail
Le design actif à l’échelle des bâtiment privés
On l’aura compris : l’espace public et urbain est un terrain d’expression de prédilection pour les urbanistes, architectes et autres professionnels se réclamant du design actif. Mais ses principes séduisent aussi les entreprises qui souhaitent lutter contre les effets de la sédentarité sur leurs salariés. En effet, la rencontre du design actif et du monde de l’entreprise s’est faite autour des enjeux de la QVCT (Qualité de Vie et des Conditions de Travail). « Dans les sièges sociaux, c’est la tendance : tous aux escaliers ! C’est un complet renversement quand on pense qu’ils n’existaient jusque-là que pour des raisons de sécurité », note la signaléticienne Laurence Guichard. Avec Locomotion, elle a travaillé pour le siège social d’Orange en 2022 : « La nouvelle signalétique dirige clairement les flux vers les escaliers qui font l’objet d’une mise en scène, avec des petits jeux comme des charades ou encore des informations sur les calories dépensées… Autant d’éléments décoratifs et identitaires, qui accompagnent la montée, en la rendant plus sympathique et engageante. »
Promouvoir plus de mobilité dans l’espace professionnel peut aussi passer par l’agencement des open spaces et le mobilier, domaine dans lequel Playgones se plaît à innover : « il existe des bureaux modulables et autres solutions pour permettre de travailler debout, en mouvement… Nous restons à l’affût pour proposer des installations qui favorisent ces moments de micro-activité physique au bureau », assure Nicolas Lovera.
Il est aussi des projets « hybrides » dans lesquels s’invite le design actif à l’image du « Kiabi Village » qui ouvrira ses portes en août prochain à Lezennes, près de Villeneuve d’Ascq. En un seul et même lieu les sièges France et monde de la marque coexisteront avec une crèche, un food court, des jardins, des espace tertiaires proposés à la location et un magasin Kiabi « laboratoire » de dernière génération.
Kiabi a souhaité cette ouverture au grand public, en accord avec sa nouvelle signature de marque : « Toujours plus pour les familles ». Le projet est piloté par Christian de Bergh, directeur du design pour l’agence Babel : « ils nous pont consultés en janvier 2023 alors que le chantier était déjà lancé, avec la mission de créer ‘l’âme du lieu’. Notre parti-pris est d’aller parler à la cible par le design, l’identité, la signalétique, les expériences proposées… Un message que l’architecture seule ne parvenait pas à délivrer complètement ».
D’où une véritable logique de design actif pour « secouer le projet architectural » avec une identité graphique colorée, pleine de vie, inspirée du monde du cirque : « La trame graphique parcourt tout le site, bâtiments, parvis et jardins, rehaussée ici et là par des éléments ludiques avec des panneaux explicatifs qui vont permettre aux gens de s’approprier pleinement les lieux ». Babel a imaginé certains jeux, d’autres plus standards ont été réadaptés à l’univers Kiabi et du textile : « la pêche à la ligne pour aller chercher les chaussettes, la planche à repasser qui devient planche de surf pour les enfants… L’idée est de multiplier toutes ces occasion d’interactivité pour retrouver la dimension famille qui manquait un peu au projet ».
Après la ville et les bureaux, la nouvelle frontière du design actif pourraient bien être les points de vente ou autres les espaces commerciaux. Finalement, on en revient toujours aux JO : plus vite, plus haut, plus fort, ensemble !