Yuima Nakazato, la haute couture les pieds sur Terre
La Cité de la dentelle et de la mode de Calais héberge depuis le mois de juin une exposition rétrospective du travail du créateur de mode japonais Yuima Nakazato. Une œuvre d’avant-garde et responsable, en questionnement permanent sur le pourquoi et le comment du vêtement, qui pioche dans les savoir-faire ancestraux comme dans les nouvelles technologies.
Depuis plus de deux siècles, la dentelle fait la réputation de Calais. Cette étoffe prisée par les plus grands couturiers, d’Yves Saint Laurent à Givenchy, est même mise à l’honneur dans un musée dédié : la Cité de la dentelle et de la mode de Calais. Le lieu, une ancienne usine de dentellerie qui héberge encore d’authentiques métiers Leavers du XIXe siècle, mastodontes de 12 tonnes et 15 000 fils dont on a pu admirer le parfait état de fonctionnement lors d’une démonstration, offre bien entendu une exposition permanente autour de la dentelle. Mais en parallèle de la présentation de ce pan d’histoire textile, l’institution invite aussi des créateurs avant-gardistes, dans une logique d’interrogation du futur de la mode.
Après la Néerlandaise Iris van Herpen, déjà évoquée dans les pages d’IC Le Mag pour son usage pionnier de l’impression 3D, c’est le designer japonais Yuima Nakazato, 38 ans et formé la fameuse école Royal Academy of Fine Arts d’Anvers (Belgique), qui investit les lieux, depuis le 15 juin et jusqu’au 5 janvier 2025, dans le cadre de sa première exposition monographique dans le monde. Une cinquantaine de vêtements haute couture sont présentés, issus d’une quinzaine de collections, et accompagnés de croquis exploratoires, d’explications techniques et d’échantillons de matières.
VOIE NOUVELLE
L’exposition Au-delà de la couture ouvre sur la dernière collection Automne/Hiver de Yuima Nakazato, baptisée Magma et dévoilée lors de la Fashion Week de Paris. Sur fond de décor rouge lave et noir cendré, elle ponctue, à date, le travail de recherche du styliste. « Nous proposons une entrée en matière inversée, par une œuvre de maturité, en forme de synthèse de ses expérimentations, avant de proposer un parcours chronologique permettant de comprendre le cheminement de sa réflexion créative », justifie Anne-Claire Laronde, commissaire de l’exposition et directrice des musées de la ville de Calais.
Née à la suite d’un voyage en 2022 au Kenya qui l’a particulièrement marqué, avec la découverte des montagnes de détritus alimentées par les dérives de la fast fashion, la collection Magma réutilise des vêtements usagés récupérés sur place. Yuima Nakazato a fait appel à la technologie dite de la « fibre sèche », développée et brevetée par Epson, pour les transformer en une nouvelle base textile destinée à la création de vêtements.
Cette technologie, déjà éprouvée pour recycler le papier, permet de revaloriser des textiles en utilisant une quantité d’eau limitée. Les vêtements sont d’abord déchiquetés, puis ils passent dans une centrifugeuse retirant les encres. Cet amas de tissu reçoit un liant chimique, puis le tout est pressé. Ce tissu non tissé, à la fibre reconstituée, peut ensuite être imprimé. Nakazato en a profité pour retravailler des photos de la montagne d’ordures et en faire des motifs pour ses pièces, imprimés en numérique sur une Epson Monna Lisa.
Après cette entrée volcanique et stupéfiante, l’exposition plonge dans une relative obscurité, avec un parcours en L fait de couloirs où seuls les vêtements sont éclairés. Un fil conducteur apparaît toutefois nettement dans la démarche de l’artiste. « On comprend, au fur et à mesure de l’exposition et année après année, que l’œuvre de Yuima Nakazato se construit en explorant différents moyens pour repenser le vêtement et son mode de fabrication, dans l’idée de limiter son impact environnemental, quitte à faire des choix radicaux, rognant parfois sur l’esthétique ou la praticité », estime Mme Laronde.
Un basculement s’opère en 2019, quand il découvre la Brewed Protein, une fibre textile conçue par la firme biotech nippone Spiber, à partir de sucres contenus dans des plantes. S’il est attaché aux savoir-faire ancestraux japonais, Nakazato n’en reste pas moins ouvert aux collaborations avec des chercheurs et des industriels, afin de développer de nouveaux matériaux ou procédés de fabrication.
Il mêle par exemple le Nishijin-ori, textile traditionnel utilisé dans la fabrication des kimonos, avec des fils en Brewed Protein. Nakazato teste ce matériau pour la première fois à l’occasion de sa collection Birth, en les mêlant à des opérations de broderie, d’impression et de couture main. Les résultats s’avèrent inattendus et déroutants, car la Brewed Protein se rétracte de 40 % au contact de l’eau, mais l’équipe de création de Nakazato persiste dans ses recherches.
Après des centaines d’essais, ils découvrent que la rétractation peut se voir contrôlée grâce à l’application d’encre UV à la surface du tissu. Une révélation qui aura une implication sur l’assemblage des vêtements et la création de la technique d’assemblage Biosmocking. Celle-ci permet de modifier la forme même du tissu, passant par exemple avec facilité du rectangle propre au kimono traditionnel aux lignes courbes de la couture occidentale. Une façon de créer des pièces sur-mesure, s’adaptant aisément à toutes les morphologies, sans faire appel au patronage, éliminant ainsi tout déchet de matière.
RESPECT DU VIVANT
Pour autant, le travail de Nakazato ne doit pas être qualifié de techno-centrique. « Pour lui, la technologie est perçue comme un moyen pour arriver à ses fins, rien de plus. Cela ne représente pas un but en soi. Malgré tout, il souhaite collaborer avec des entreprises grand public comme Epson, pour que ses méthodes se diffusent plus largement dans le monde de la mode », précise Anne-Claire Laronde.
Car Yuima Nakazato ne se positionne pas dans une démarche d’expérimentation pure et dure, bien au contraire. Il souhaite ardemment que ses expérimentations et que ses principes créatifs et productifs, réunis autour de notions de durabilité, d’évolutivité, de réparabilité et de recyclabilité, connaissent une industrialisation. Le but ultime : toucher la production vestimentaire de masse, afin d’influer sur les pratiques dévastatrices ayant cours. Il s’agit d’« une haute ambition et probablement d’un pari ardu », reconnaît la directrice, mais mu par l’amour profond du créateur pour la nature et le vivant.
En effet, si la technologie infuse largement dans le travail de Nakazato, la sensibilité et la poésie des forces naturelles ne sont jamais très loin. La collection Unknown, dévoilée en 2016, trouve son inspiration dans la lumière si particulière de l’Islande, lorsque celle-ci perce la glace. Le designer y applique le principe de combinaison de structures de base identiques pour réaliser ses pièces, à la manière de cristaux qui s’agglomèrent. Un peu plus loin, lors de notre passage devant la vitrine de la collection Evoke (2021), des chants de baleines accompagnent des robes confectionnées à partir d’une visualisation des fréquences des sons du mammifère marin.
Les émotions humaines s’inscrivent également au cœur du travail du styliste. Le lien affectif entre le créateur et le porteur d’un vêtement, oublié au profit d’achats compulsifs, est profondément intégré dans sa réflexion créative. Il atteint son paroxysme avec Atlas, une création sous la forme d’un dialogue entre Nakazato et la mannequin Lauren Wasser, amputée de ses deux jambes après un accident, mais mise en majesté par des formes douces qui l’enveloppent, comme si cette passionnée de natation évoluait au milieu des vagues.
Après plusieurs voyages à Calais, au cours des trois années nécessaires à la préparation de l’exposition, Yuima Nakazato s’est dit fasciné par le pouvoir de la dentelle, un textile précieux porté depuis plus de cinq siècles, alors qu’il se montre transparent et peu protecteur, loin des armures que le créateur japonais développe dans certaines de ses créations. Un succès qu’il voit comme une invitation, certes utopique mais à laquelle on adhère sans réserve, au pacifisme et à l’humanisme : « Ne faisons pas la guerre, portons de la dentelle. »
Atlas, Printemps/Eté 2021
(c) Yuima Nakazato – Yasunari Kikuma
Yuima Nakazato souhaitait engager un véritable échange avec la mannequin Lauren Wasser, en contrepied aux pratiques traditionnelles de la haute couture, où les top models ne sont choisies que quelques jours avant un défilé. Il faut dire que l’histoire de la jeune femme, amputée de ses deux jambes en pleine carrière, est singulière. Nakazato a créé pour elle un vêtement fluide, fait de formes complexes agissant comme une enveloppe protectrice. Selon lui, la force et la résilience remarquables dont elle a fait preuve s’appliquent aussi au combat qu’il mène pour une mode plus durable, en harmonie avec les humains et la planète.
Inherit, Printemps/Eté 2023
© Yuima Nakazato – Thibaut Voisin
Après un voyage sidérant à Nairobi (Kenya), au cœur des déchetteries à ciel ouvert alimentées par la fast fashion, Yuima Nakazato ramène 150 kg de vêtements usagés au Japon. Il les transforme en 50 mètres d’un nouveau tissu pour concevoir sa collection Inherit, puis Magma quelques mois plus tard, grâce à l’utilisation de la technologie « fibre sèche » d’Epson. Le couturier rapporte aussi des cailloux du désert kenyan pour formuler les pigments utiles à la teinte de tissus en protéines fermentées de synthèse. Deux manières d’agir concrètement face aux dérives de la production textile de masse, dont le rebut inonde le continent africain.
Une scénographie papivore
© Yuima Nakazato – Thibaut Voisin
Le Studio Tovar, basé à Lille et qui collabore avec le musée calaisien pour la quatrième fois, a orchestré la scénographie de l’exposition en étroite collaboration avec le designer japonais, selon ses principes éthiques et esthétiques. « Les défilés de Nakazato sont toujours très mis en scène, avec une grande importance accordée aux décors. Le challenge était de trouver une cohérence avec son univers très affirmé, tout en apportant un plus », souligne le scénographe Simon de Tovar. L’utilisation du papier s’est vite imposée. Matériau phare de la culture japonaise, tout en étant écoresponsable, il habille chaque vitrine ou presque où sont présentées les vêtements, évoquant tour à tour les paysages sauvages de l’Islande, une mer agitée, ou encore une coulée de lave volcanique. « Nous avons adapté notre travail du papier à chaque collection. Il a ainsi été traité en origami, froissé, imprimé ou laissé vierge », précise le dirigeant. L’imprimeur dunkerquois Edi Prim, partenaire régulier de la Cité de la dentelle et de la mode, s’est chargé de l’impression de tous les papiers, ainsi que de la signalétique.
Photo principale © Yuima Nakazato – Thibaut Voisin