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Impression à la demande : Eldorado ou Far West ?

Textile, objets publicitaires, édition, décoration, impression commerciale, voire même signalétique : le marché des produits personnalisés pourrait représenter 320 milliards de dollars en 2025. Le chiffre donne le vertige et aiguise l’appétit, parfois féroce, de (très) gros acteurs qui essaient dès à présent de se constituer – à coups d’investissements colossaux, de rachats spectaculaires et de levées de fonds pharaoniques – une position dominante. Mais sur ce secteur mouvant de l’impression à la demande, où le partenaire d’aujourd’hui peut être le concurrent de demain, de plus petits acteurs arrivent également à tirer leur épingle du jeu, en développant des services pointus et spécifiques à leur cœur de métier.

415 millions de dollars. C’est la somme levée en 2021 par trois entreprises de l’impression à la demande : Gelato, Printful et Printify. Les trois licornes, qui affichent des croissances insolentes – la plateforme norvégienne Gelato, comptant parmi les leaders mondiaux du secteur, enregistre plus de 60 % de croissance annuelle – suscitent un fort appétit des investisseurs, à l’instar de tout le segment du print-on-demand. Il faut dire que le marché des produits personnalisés, aujourd’hui estimé à 230 milliards de dollars, pourrait atteindre les 320 milliards de dollars en 2025, selon une estimation de Gelato. « Aujourd’hui, les opérateurs de print-on-demand se positionnent clairement, aux yeux des grands comptes, comme des alternatives aux grandes plateformes d’impression historiques d’un côté, aux imprimeurs en ligne habituels et aux imprimeurs traditionnels de l’autre, explique le consultant Ludovic Martin, expert des marchés du web-to-print et du e-commerce. Leur modèle, qui combine habilement des services web, des connecteurs universels, des délais courts et un maillage de lieux de production, séduit de plus en plus de clients ».

LE PRINT-ON-DEMAND, UNE « MÉGA-FAMILLE »

Cependant, parler d’impression à la demande pour définir ces entreprises représente une forme d’abus de langage. « Le terme d’impression à la demande est né chez les fabricants de presses numériques. Mais depuis la crise du Covid et la forte hausse des créations de boutiques web fonctionnant sous modèle Shopify (plateforme de commerce électronique en mode SaaS, ndlr), les entreprises comme Printful, Gelato ou Printify se sont en quelque sorte appropriées cette dénomination », précise Ludovic Martin. Or, l’impression à la demande recouvre une réalité plus vaste. Pour l’expert, le print-on-demand est une « méga-famille » dont le spectre s’étend à toutes les productions d’imprimés personnalisés, où « l’impression, de l’exemplaire unique à la grande série, est déclenchée par la commande ». Une famille au sein de laquelle il distingue deux grands sous-ensembles : le web-to-print, soit l’ensemble des applications web permettant de créer un lien entre les imprimeurs et les acheteurs de documents imprimés ; et le cloud printing, soir une architecture sans portail web, reposant uniquement sur de l’échange de données via des API, connecteurs et web services, où l’on retrouve notamment nos trois licornes aux levées de fonds majestueuses.

« Il est plus simple et rentable de travailler sa base de clients existants en leur proposant des produits et services supplémentaires que d’aller chercher de nouveaux clients », Ludovic Martin

© Business Wire

UN OGRE NOMMÉ AMAZON…

C’est dans cette catégorie poids lourds que boxe également Amazon. Le géant des Gafam construit patiemment, depuis plusieurs années, son offre d’impression à la demande, ciblant particulièrement la personnalisation d’objets et de textile, au travers de sa solution Merch by Amazon et de ses services associés Amazon Custom et Amazon Merch Collab. Une activité qui connaît une croissance forte et rapide et pour laquelle l’entreprise américaine déploie des investissements colossaux. Car après avoir testé le marché en permettant aux imprimeurs d’ouvrir des boutiques sur sa place de marché, le groupe internalise la production. Ainsi, Amazon signait, en septembre 2020, un contrat faramineux de 400 millions de dollars avec le constructeur israélien de machines d’impression textile Kornit, portant sur l’acquisition, sur une durée de cinq ans, de presses numériques et d’encres.

Et les premiers résultats de cet investissement ne se sont pas fait attendre. Amazon a lancé, en 2021, une offre d’impression à la demande sur sa plateforme musicale Amazon Music, afin de permettre aux artistes de vendre des produits dérivés à leurs fans. Si, pour l’instant, l’offre est resserrée sur des produits textiles et des accessoires pour smartphones, le catalogue pourrait rapidement s’étoffer. Car pour les artistes, ce service est particulièrement attrayant : ils peuvent en effet vendre du merchandising en série limitée depuis leur page officielle sur Amazon Music – se concentrant sur la gestion de leur marque – le groupe américain s’occupant ensuite de tout le reste, de l’impression à la logistique, en passant par le service après-vente. Un modèle que le géant des Gafam pourrait très bien dupliquer, demain, sur sa plateforme de vidéo à la demande Amazon Prime, les spectateurs achetant, directement depuis leur télévision ou leur ordinateur, des produits dérivés de leur film ou de leur série préférée…

© Printful

…UN CHALLENGER NOMMÉ CANVA

L’énorme potentiel du print-on-demand n’a pas échappé non plus à un autre acteur désireux de se faire une place au soleil : Canva. En moins de dix ans, la plateforme de création graphique a conquis 60 millions d’utilisateurs dans le monde… mais seulement 500 000 clients payants, dont de nombreux acteurs du web-to-print, heureux de pouvoir proposer à leurs propres clients un outil de création de contenus marketing fonctionnel, ergonomique et universel. Mais alors que la licorne australienne vient, en 2021, de lever plus de 270 millions de dollars, de déployer son service Canva Print partout dans le monde, d’embaucher un manager « Ecosystem and Lead Print » ou encore de signer un partenariat avec Kornit Digital pour son intégration dans la suite logicielle de d’impression à la demande KornitX, les acteurs du web-to-print peuvent légitimement s’interroger sur la stratégie réelle de la pépite australienne, sur laquelle ils ont tant misé jusque-là. Ont-ils fait entrer « le loup dans la bergerie » ?

« Le secteur de l’impression à la demande fonction sur le principe de la “coopétition” : on coopère avec tout le monde mais on est également en compétition avec tout le monde, explique Ludovic Martin. Il faut être agile, car les règles changent très vite. Du jour au lendemain, un partenaire peut devenir un concurrent. C’est ce que l’on observe ces derniers temps avec Canva. C’est un peu le Far West, mais cela crée aussi des opportunités ». La société française PrintOClock, qui a intégré Canva à sa plateforme, ne dit pas autre chose. « Notre partenariat avec eux est toujours d’actualité. Et quoi qu’il se passe dans le futur, l’impact sera limité sur notre activité car l’utilisation de Canva reste marginale dans le volume de nos commandes, de l’ordre de 3 % », dévoile Sacha Le Prat, chef de produit chez l’imprimeur en ligne toulousain.

UNE COURSE À LA TAILLE CRITIQUE…

Amazon, Canva… effet d’aubaine ou fruit d’une stratégie, l’impression à la demande attire quoi qu’il en soit plusieurs acteurs imposants, à la recherche d’une taille critique pour peser sur le marché. C’est aussi le cas du fournisseur PF Concept, leader européen des produits promotionnels, qui, en mars dernier, a racheté le spécialiste britannique T-Shirt & Sons Ltd. « Nous en étions absents de ce marché, alors que tous les acteurs de ce secteur utilisent nos produits. Nous sommes déjà leaders en matière de développement de produits, de solutions IT et d’impression numérique, donc ce rachat fait sens. Développer cette activité nous-même nous aurait pris deux ans. Or, c’est maintenant que tout se joue. Il était donc préférable de passer par de la croissance externe et de bâtir à partir de là. Nous prenons ainsi une part significative du marché européen, avant de dupliquer cette offre sur le marché nord-américain, explique Ralf Oster, Pdg de PF Concept. Il s’agit d’un marché différent du secteur promotionnel. Ici, nos clients sont des marketplaces, des plateformes de e-commerce fonctionnant sous Shopify, des retailers qui vendent de produits personnalisés… Notre structure est connectée à ces clients, pour qui nous sommes le fournisseur de produits, l’imprimeur et le centre de distribution. Cependant, après avoir reçu de nombreux retours positifs et encourageants de la part de certains de nos plus gros clients du marché promotionnel, nous sommes convaincus que l’impression à la demande peut aider nos distributeurs à ajouter un service supplémentaire à leur offre et à rester attractifs ».

Et dans ce périmètre mouvant, d’autres agents économiques pourraient demain être tentés d’offrir des services de print-on-demand. « Les acteurs de l’équipement de bureaux par exemple. Leur clientèle est consommatrice de fournitures et d’impression commerciale : ils pourraient internaliser des corners d’impression personnalisée, afin de proposer une offre globale, analyse Ludovic Martin. Il est toujours plus simple et rentable de travailler sa base de clients existants en leur proposant des produits et services supplémentaires que d’aller chercher de nouveaux clients ».

© 99designs

…ET DES PETITS ACTEURS ULTRA-SPÉCIALISÉS

Un adage qu’ont bien compris un certain nombre de prestataires d’impression qui, plutôt que de céder aux sirènes des grandes marketplaces pour aller chercher d’hypothétiques nouveaux clients, ont choisi de développer des services d’impression à la demande pointus et spécialisés afin de répondre aux besoins de leur clientèle existante. À Lyon, le spécialiste de l’impression numérique grand format ATC Groupe installe, chez ses clients, des portails web-to-print pour de la commande de panneaux de signalétique personnalisés. « Il s’agit d’une interface web liée à nos flux de production automatisés », précise Pierre Gaimard, responsable Flux Numérique & Informatique chez ATC. L’imprimeur lyonnais a ainsi implémenté son premier portail, fin 2021, chez une enseigne française de la grande distribution spécialisée, pour la signalétique des allées de leurs magasins. « Le portail dispose d’un accès pour le siège et d’un accès par magasin. Environ 80 points de vente, qui ont tous des besoins différents, passent désormais commande en toute autonomie via le portail web-to-print. En un mois, nous avons enregistré une centaine de commandes, qui s’intègrent parfaitement dans notre flux de production. Et nous n’avons constaté aucun retour magasin », précise Pierre Gaimard. Une vraie valeur ajoutée, quand on sait que près de 30 % de la signalétique n’est jamais installée dans les points de vente des grands réseaux, pour cause d’inadéquation avec les besoins des magasins. « Pendant vingt ans, nous avons assisté à une course à l’armement dans le monde de l’impression numérique. Aujourd’hui que les parcs machines sont sensiblement équivalents, à la pointe de la technologie, la différence se fait sur la créativité et le niveau de services », justifie Christophe Aussenac, directeur associé d’ATC Groupe.

« Aujourd’hui que les parcs machines sont sensiblement équivalents, à la pointe de la technologie, la différence se fait sur la créativité et le niveau de services », Christophe Aussenac, directeur associé d’ATC Groupe

CONNECTIVITÉ ET LOGISTIQUE : NERFS DE LA GUERRE

Une analyse partagée par Ludovic Martin : « En matière d’impression à la demande, les enjeux ne se situent plus au niveau des presses, mais dans la qualité des connecteurs informatiques – un enjeu crucial pour les imprimeurs, sous-traitants ou non, qui doivent arriver à se connecter aux ERP des clients, notamment grands comptes – et dans la logistique, soit la résilience du cycle de production et de livraison ». Un constat que dresse aussi Antoine Maury, fondateur de Zanzibar Production. Basée à Anglet, l’imprimeur textile (spécialisés dans les vêtements pour sports nautiques, les boxers et accessoires textiles) a pris quatre ans pour développer un outil d’impression à la demande destiné à sa clientèle de professionnels. « Si l’on voulait exister sur du made in France, il fallait industrialiser nos flux de personnalisation et d’impression – éliminer les étapes intermédiaires (PAO, devis), automatiser le plus possible – afin de garder nos savoir-faire en confection », explique Antoine Maury.

Aujourd’hui, son webshop dispose d’un configurateur visuel 3D et de la technologie mock-up, qui permet au client de visualiser le rendu de sa personnalisation – pour laquelle il est autonome – sur produit et sur mannequin, avant la commande. « Le fichier généré au moment du design est un fichier imprimable. Quand je passe ma commande, je génère un fichier d’impression, qui prend en compte l’ensemble des éléments de la commande : la taille, les couleurs, le nombre d’exemplaires, précise le dirigeant, qui aura consacré 150 000 euros d’investissement à ce nouvel outil. Cela nous permet de prendre des commandes jusqu’à l’unité, qui sont amalgamées dans la calandre. Nous ne connaissons jamais de rupture de production ». L’entrepreneur, qui s’attaque à la création d’un système d’API pour ses clients revendeurs de textile promotionnel, reconnaît que l’enjeu principal réside aujourd’hui dans la logistique. Mais pour Ludovic Martin, cette stratégie est la bonne : « Pour les imprimeurs de taille moyenne, un service d’impression à la demande spécialisé permet de créer des barrières à l’entrée de son marché, donc de se préserver de la concurrence ».

« Pour les imprimeurs de taille moyenne, un service d’impression à la demande spécialisé permet de créer des barrières à l’entrée de son marché, donc de se préserver de la concurrence », Ludovic Martin

© Funkytshirt

Journaliste spécialisé dans le domaine des industries graphiques, Florent Zucca est rédacteur en chef du magazine IC LE MAG / Industries Créatives, où il analyse les opérations de personnalisation menées par les marques en matière de retail, de packaging, de décoration et de communication. Diplômé de l’ISCPA Lyon (Institut Supérieur de la Communication, de la Presse et de l’Audiovisuel), il a auparavant travaillé, pendant près de dix ans, dans la presse économique.